4 Que de l’amour !

2 février 2011

De la direction parvint le message attendu :
“N’oubliez pas que, malgré cet évènement tragique, le magazine doit être bouclé normalement”. C’était clair et concis, sans excès de sanglots.

Marie-Caroline, la directrice de la rédaction, n’avait jamais apprécié Lucile dont elle avait essayé de se débarrasser à maintes reprises. Elle lui avait été imposée par Saunders lui-même qui avait apparemment on-ne-savait-quelle-dette à l’égard de Lannois et toutes ses tentatives s’étaient soldées par un coup de fil exaspéré du patron, quelqu’un que l’on n’avait pas intérêt à fâcher : “Marie-Caroline, personne ne vous demande d’aimer Lucile mais tant que je serais là, vous la laisserez tranquille”.

Et pourtant, l’attitude de Lucile avait tout pour déplaire : notes de frais, du taxi principalement, prohibitives, que Saunders n’aurait accepté de personne, même pas de sa fille, paresse insondable alliée à un manque de professionnalisme qui devait, en toute logique, le rendre fou, sans parler de rumeurs peu flatteuses d’une habitude bien ancrée de se faire “rincer” dans les boutiques.
Régulièrement, Marie-Caroline montait un dossier, parlait de scandale, de la réputation effroyable qui retombait sur l’ensemble de la rédaction et, avec la régularité d’un coucou suisse, Saunders lui disait “Cela suffit maintenant les caquetages de basse-cour ! Lucile s’est plainte à Louis de ce que vous la martyrisiez, Marie-Caroline. Alors, on arrête tout de suite. J’ai d’autres chats à fouetter.”

Aujourd’hui donc, un inconnu avait fait le boulot. C’était certes un peu radical mais elle n’allait pas faire semblant de pleurer. Marie-Caroline avait ses défauts mais n’était pas hypocrite.

“Tout de même, cela fait désordre ce crime, surtout dans un groupe comme le nôtre,” chuchota Alice, pigiste emblématique avec serre-tête de velours marine clouté, grosses boucles d’oreilles dorées faussement Chanel et prie-Dieu à Saint-Nicolas-du-Chardonnet.

“J’en connais qui doivent se frotter les mains,” répliqua la grande Véro, assistante à la cuisine, rubrique installée non loin.
“Qui ? Ginette ? Tu crois qu’elle va prendre sa place ?”

Curieusement, personne ne s’intéressait aux raisons du crime ni à son auteur. La grande question était : qui va remplacer Lucile à la tête de la rubrique “Boutiques”, quelques pages qui n’avaient l’air de rien mais qui rendaient malade la profession. Enfin, la profession… pas ceux qui rêvent du prix Albert Londres.

Les journalistes des “féminins” l’enviaient. Les textes étaient plats,
les photos minuscules et la mise en page sans intérêt, mais les lectrices en étaient folles. Elles suivaient à la virgule près les recommandations de l’équipe, qu’il s’agisse d’une robe, d’un presse-purée ou d’un bijou. Quant à Lucile, elle recevait à peu près systématiquement un cadeau de remerciement, au plus tôt le vendredi, jour où les abonnées recevaient leur magazine préféré et au plus tard lundi. Il y avait un minimum de 10 échos par numéro soit autant de pulls en mohair turquoise, de chemisiers de soie crème à ruché Lady Di, de seaux à champagne en métal argenté sans parler des chocolats de Fouquet, des bouquets de Moulié-Savart, des orchidées de Lecoufle et des flacons de Shalimar.

Bookmark and Share


form pet message commentaire
Qui êtes-vous ?